16
Haymitch me serre le poignet comme s'il appréhendait ma réaction, mais je reste sans voix, tout comme Darius sortant des mains de ses bourreaux. IHaymitch m'a raconté un jour que le Capitole opérait ses Muets afin qu'ils ne puissent plus parler. Je me rappelle la voix de Darius, claire et joyeuse, résonnant à travers la Plaque pour se moquer gentiment de moi. Non pas comme le font les autres vainqueurs, mais parce que nous éprouvions une réelle affection l'un pour l'autre. Si Gale le voyait Comme ça...
Je sais que le moindre geste en direction de Darius, le moindre signe de reconnaissance, ne ferait que lui attirer de nouveaux ennuis. Alors, on se contente d'échanger un regard. Darius, désormais un esclave condamné au silence ; et moi, en route vers mon destin. Que pourrions-nous dire, de toute façon ? Que la souffrance de l'autre nous rend tristes ? Que nous sommes heureux d'avoir pu nous connaître ? Non, Darius ne doit pas se réjouir de m'avoir connue, si j'avais été là pour arrêter Thread, il n'aurait pas eu besoin d'intervenir en faveur de Gale. Il ne serait pas devenu un Muet. Surtout, il ne serait pas mon Muet, car de toute évidence le président Snow l'a affecté ici à mon intention. Je m'arrache à la poigne d'Haymitch et je file m'enfermer dans mon ancienne chambre. Je m'assois au bord du lit, les coudes sur les genoux, les poings sur le front, et je contemple ma combinaison qui luit dans la pénombre en m'imaginant dans mon ancienne maison du district Douze, recroquevillée à côté de la cheminée. Le tissu s'éteint progressivement à mesure que la batterie s'épuise. Quand Effie vient frapper à ma porte pour le dîner, je me lève et quitte ma combinaison, que je replie soigneusement sur la table de chevet, avec ma couronne. Dans la salle de bains, je nettoie les traînées de maquillage sur mon visage. J'enfile un chemisier et un pantalon tout simples, puis je rejoins les autres dans la salle à manger. Je ne prête pas vraiment attention au dîner, sinon pour remarquer qu'il est servi par Darius et la Muette rousse. Effie, Haymitch, Cinna, Portia et Peeta sont certainement en train de parler de la cérémonie d'ouverture. Mais la seule fois où je me sens vraiment là, c'est quand je renverse une assiette de petits pois et qu'immédiatement je m'accroupis pour nettoyer. Je me retrouve côte à côte avec Darius, à ramasser les légumes. L'espace d'un instant, nos mains se trouvent. Dans l'étreinte farouche, désespérée de nos doigts passent tous les mots que nous ne pourrons jamais prononcer. Puis Effie émet un petit bruit réprobateur et me dit :
— Ce n'est pas à toi de faire ça, Katniss.
Et Darius me lâche. Au moment de regarder le résumé de la cérémonie d'ouverture, je me glisse entre Cinna et Haymitch sur le canapé car je n'ai pas envie de me retrouver à côté de Peeta. Cette histoire abominable avec Darius nous appartient à Gale et moi, voire à Haymitch, mais pas à Peeta. Peut-être connaissait—il suffisamment Darius pour le saluer en le croisant, mais il ne faisait pas partie de la Plaque, contrairement à nous. En plus, je lui en veux encore d'avoir ri à mes dépens avec les autres vainqueurs. Sa sympathie et son réconfort sont les dernières choses dont j'aie envie. Je n'ai pas changé d'avis à propos de le sauver dans l'arène, mais je ne lui dois rien de plus. En regardant le cortège faire le tour du Grand Cirque, je me dis qu'il est déjà suffisamment dégradant de nous déguiser pour nous faire parader dans les rues chaque année. Des jeunes gens en costumes, c'est Peut-être ridicule, mais avec des vainqueurs vieillissants ça devient pitoyable. Ceux qui restent encore jeunes, comme Johanna ou Finnick, ou qui ont conservé une certaine vigueur, comme Scoder ou Brutus, parviennent à garder un semblant de dignité. Mais les autres, diminués par la boisson, la morphine ou la maladie, ont l'air grotesques dans leurs costumes de vaches, d'arbres ou de tranches de pain. L'année dernière, nous avions donné notre avis sur chaque concurrents ; cette année, les commentaires sont rares. Pas étonnant que la foule acclame autant notre apparition, à Peeta et moi. Jeunes, forts et beaux dans nos combinaisons incandescentes, nous offrons une image idyllique des tributs. Dès la fin de l'émission, je me lève et, après avoir complimenté Cinna et Portia pour leur travail fantastique, je pars me coucher. Effie rappelle à tout le monde de se lever de bonne heure afin d'élaborer une stratégie d'entraînement lors du petit déjeuner, mais sa voix semble manquer de conviction. Pauvre Effie. Sa carrière décollait enfin grâce à Peeta et moi, et la voilà qui prend une tournure si épouvantable qu'elle serait bien en peine d'en relever un seul aspect positif. Dans le jargon du Capitole, c'est sans doute se qu'on appellerait « une authentique tragédie ».
Je viens de me coucher lorsqu'on frappe doucement à ma porte. Je ne réponds pas. Je ne veux pas de Peeta près de moi cette nuit. Surtout avec Darius dans les parages. C'est presque aussi affreux que si Gale se trouvait là. Gale... Comment réussirais-je à l'oublier avec Darius qui rôde dans les couloirs ? Des histoires de langue reviennent plusieurs fois dans mes cauchemars. Il y a d'abord la dissection sanglante de la bouche de Darius par des mains gantées, à laquelle j'assiste sans bouger, impuissante. Puis je me retrouve dans une fête où tous les convives portent des masques et où l'un d'eux, que je crois être Finnick, me poursuit en dardant une langue humide, sauf qu'au moment où il me rattrape et arrache son masque, je découvre qu'il s'agit du président Snow, aux lèvres ourlées d'une salive rougeâtre. Pour finir, je me vois dans l'arène, la langue râpeuse comme du papier de verre, essayant d'atteindre une flaque d'eau qui ne cesse de reculer devant moi. Je me réveille en sursaut, passe dans la salle de bains en titubant et bois longuement au robinet. Puis j'ôte mon pyjama trempé de sueur et me remets au lit, nue, avant de me rendormir.
Je m'attarde dans ma chambre le plus longtemps possible le lendemain matin, car je n'ai aucune envie de parler de notre stratégie d'entraînement. À quoi bon ? Chaque vainqueur sait parfaitement de quoi les autres sont capables. Ou de quoi ils étaient capables, en tout cas. Peeta et moi continuerons donc à jouer la comédie de l'amour, et voilà tout. Je ne me sens pas la force d'en discuter, surtout en présence de Darius. Je m'offre une longue douche, prends tout mon temps pour enfiler la tenue déposée par Cinna à mon intention et commande mon petit déjeuner dans la chambre. Moins d'une minute plus tard, on m'apporte une saucisse, des œufs, des pommes de terre, du pain, du jus de fruits et un chocolat chaud. Je concentre mon attention sur les aliments, en espérant être occupée jusqu'à 10 heures, moment où je devrai descendre au centre d'Entraînement. À9h 30, Haymitch tambourine à ma porte, manifestement furieux contre moi, et m'ordonne de les rejoindre tout de suite dans la salle à manger ! Je prends quand même le temps de me brosser les dents avant de lui obéir, ce qui me fait gagner cinq minutes. La salle à manger est quasiment déserte. Ne s'y trouvent plus que Peeta et Haymitch, ce dernier empourpré sous l'effet de l'alcool et de la colère. Il porte au poignet un bracelet en or massif orné de flammes — sans doute sa concession au plan d'Effie pour nous présenter tous comme une équipe, qu'il ne cesse de tripoter d'un air maussade. Un très bel objet, vraiment, mais qui, vu l'humeur d'Haymitch, ressemble plus à une menotte qu'à un bijou.
— Tu es en retard, maugrée-t-il en me voyant.
— Désolée. J'ai eu du mal à me réveiller. Des cauchemars de langues mutilées m'ont empêchée de dormir la moitié de la nuit. J'aurais voulu prendre un ton hostile, mais ma voix se brise à la fin de ma phrase.
Haymitch me lance un regard noir, puis capitule. — Bon, ça ne fait rien. Aujourd'hui, à l'entraînement, vous aurez deux missions. D'abord, être amoureux.
— Ça va de soi, dis-je. — Ensuite, vous faire des amis, poursuit Haymitch.
— Non, dis-je. Je n'ai confiance en personne, je ne les supporte pas, je préfère qu'on reste entre nous.
— C'est ce que j'ai dit moi aussi, au début, mais..., commence Peeta. — Mais ça ne suffira pas, achève Haymitch. Cette fois-ci, vous aurez besoin d'alliés.
— Pourquoi ? Dis-je. — Parce que vous serez nettement désavantagés. Vos concurrents se connaissent depuis des années. Alors, à qui vont-ils s'attaquer en premier, d'après vous ?
—À nous. Et tout ce que nous pourrons faire n'y changera rien. À quoi bon essayer ?
—Parce que vous savez vous battre. Vous êtes populaires auprès du public. Ça pourrait faire de vous des alliés précieux, insiste Haymitch. Mais seulement si vous leur faites savoir que vous êtes disposés à jouer en équipe.
—En somme, vous nous suggérez de rejoindre la meute des carrières ? dis-je, sans chercher à dissimuler mon dégoût. Les tributs des districts Un, Deux et Quatre font traditionnellement alliance. Ils incluent parfois certains combattants exceptionnels dans leur bande, pour traquer les concurrents les plus faibles.
—C'est bien notre stratégie depuis le début, non ? De nous entraîner comme des carrières ? Riposte Haymitch. Et la composition de la meute se décide généralement avant les Jeux. Peeta a failli ne pas en faire partie l'année dernière. Je me rappelle la répugnance que j'ai ressentie durant les derniers Jeux en découvrant Peeta dans les rangs des carrières.
—On est donc censés s'entendre avec Finnick et Brutus, c'est bien ça ? — Pas nécessairement, répond Haymitch. Ce sont tous des vainqueurs. Formez votre propre meute si vous préféré Je vous conseillerais Chaff et Seeder. Quoique Finnick ne soit pas à négliger. Trouvez des alliés qui puissent vous être utiles. N'oubliez pas que vous n'avez plus affaire à une bande de gamins qui crèvent de trouille. Quelle que soit leur forme actuelle, ces gens sont tous des tueurs expérimentés. Il a Peut-être raison. Seulement, à qui puis—je me fier ? Peut-être à Seeder. Mais ai-je vraiment envie de conclure un pacte avec elle, si c'est pour la tuer plus tard ? Non. Cela dit, j'avais bien passé un accord avec Rue dans les mêmes circonstances. Je promets à Haymitch d'essayer, même si je ne crois pas être très douée pour ce genre de choses. Effie vient nous chercher un peu en avance parce que l'année passée, tout en étant à l'heure, nous étions descendus en dernier. Haymitch s'oppose à ce qu'elle nous accompagne jusqu'au gymnase. Les autres gagnants ne se présenteront pas en compagnie d'une baby—sitter, et puisque nous sommes les plus jeunes, il est d'autant plus important que nous paraissions autonomes. Elle doit donc se contenter de nous escorter jusqu'à l'ascenseur, de vérifier notre coiffure et d'appuyer à notre place sur le bouton. Le trajet très court ne nous laisse guère le temps de discuter, mais quand Peeta me prend la main, je ne me dérobe pas. Si je l'ai ignoré la veille au soir, en privé, durant l’entraînement nous devons donner l'image d'une équipe soudée. Effie a eu tort de s'inquiéter. À notre arrivée, seuls Brutus
Et la femme du district Deux, Enobaria, nous ont précédés. Enobaria a une trentaine d'années et tout ce dont je me souviens à son sujet, c'est qu'au corps-à-corps elle a égorgé un tribut avec les dents. Ce geste l'a rendue tellement célèbre qu'après sa victoire elle s'est fait limer les dents. Elle arbore désormais une double rangée de crocs incrustés d'or. Elle compte beaucoup d'admirateurs au Capitole. A 10 heures, seule la moitié des tributs sont présents. Atala, la femme chargée de superviser l'entraînement, commence son discours pile à l'heure sans se laisser déstabiliser par le nombre d'absents. Peut-être s'y attendait-elle. Je suis plutôt soulagée : voilà une douzaine de personnes en moins avec lesquelles feindre l'amitié. Atala énumère les différents ateliers, qui couvrent aussi bien des compétences de combat que de survie, puis nous laisse commencer l'entraînement.
Je propose à Peeta de nous séparer afin d'élargir noue champ de connaissances. Tandis qu'il part croiser l'épieu avec Brutus et Chaff, je me dirige vers le cours pour apprendre à faire les nœuds, activité peu prisée par les autres concurrents. J'aime bien l'instructeur, qui semble avoir conservé un bon souvenir de moi. Il se réjouit de voir que je sais encore réaliser le piège qui laisse l'adversaire suspendu par un pied. Visiblement, il m'a vue tendre mes collets dans l'arène l'année dernière et me considère désormais comme une élève très douée. Je demande à passer en revue tous les nœuds susceptibles de me servir, plus quelques—uns moins utiles. J'y consacrerais bien la matinée mais au boni d'une heure et demie quelqu'un m'entoure de ses bras et achève pour moi le nœud complexe sur lequel je m'escrimais en vain. Il s'agit de Finnick, bien sûr, qui a manié des tridents et tissé des filets toute sa vie. Je le regarde ramasser un bout de corde, nouer un nœud coulant et faite mine de se pendre pour m'amuser. Levant les yeux au ciel, je me dirige vers un autre atelier vacant où l'on apprend à faire du feu. Je sais déjà attiser d'excellents feux, mais pas les démarrer sans allumettes. L'instructeur me montre comment procéder avec un silex, un morceau de fer et un bout de chiffon calciné. C'est beaucoup plus difficile que ça n'en a l'air. Malgré tous mes efforts, il me faut une bonne heure avant d'allumer mon feu. En relevant la tête avec un sourire triomphal, je m'aperçois que j'ai de la compagnie. Les deux tributs du district Trois m'ont rejointe, et s'efforcent tant bien que mal de démarrer un petit feu avec des allumettes. J'envisage de partir, mais je voudrais continuel à m'entraîner avec mon silex, et si je dois raconter à Haymitch comment j'ai tenté de me faire des amis, ces deux-là me paraissent un choix acceptable. Tous deux sont chétifs, le teint blême et les cheveux noirs. La femme, Wiress, qui doit avoir l'âge de ma mère, s'exprime d'une voix douce et Intelligente. Je remarque tout de suite qu'elle à tendance à m jamais achever ses phrases, comme si elle oubliait la présence de son interlocuteur. Beetee, l'homme, est plus Vieux et ne tient pas en place. Il porte des lunettes mais regarde souvent par—dessus. Ils forment un couple un peu étrange. Toutefois, je ne pense pas qu'ils chercheront à me mettree mal à l'aise en se déshabillant devant moi. Et puis, ils sont du district Trois. Peut-être pourront-ils me dire s'il à eu soulèvement ou non. Je jette un regard circulaire sur le gymnase. Peeta se trouve au milieu d'un groupe bruyant de lanceurs de couteaux. Les drogués du Six sont à l'atelier camouflage, occupés à se peindre des tourbillons rose vif sur le visage. L’homme du Cinq vomit son vin sur la piste d'escrime. Finnick et la vieille femme de son district s'exercent au tir à l'arc. Johanna Mason, encore une fois toute nue, est en nain de s'enduire le corps d'huile avant une leçon de lutte. je décide de rester. Wiress et Beetee sont des compagnons agréables. Ils se montrent amicaux, mais peu curieux. Nous parlons de nos talent s respectifs ; ils m'expliquent qu'ils inventent toutes sortes d'outils, ce qui fait paraître quelque peu futile ma soit disant passion pour la mode. Wiress me montre un instrument de couture sur lequel elle travaille. — Il calcule la densité du tissu et sélectionne la résistance ...commence-t-elle, avant de s'absorber dans la contemplation d'un brin de paille. ... — La résistance du fil, achève Beetee à sa place. Automatiquement. Ça permet d'éliminer l'erreur humaine. Il évoque ensuite son dernier succès, une puce musicale assez petite pour être dissimulée dans une paillette, capable de contenir des heures de chansons. Octavia m'en avait déjà touché deux mots avant ma séance photos en robes de mariée, et j'y vois l'occasion de glisser une allusion au soulèvement.
— Oh, oui. Mes préparateurs ne parlaient que de ça, voilà quelques mois, parce qu'ils n'arrivaient pas à s'en procurer, Dis-je avec nonchalance. Je crois qu'il y avait pas mal de retard à la commande dans le district Trois, non ?
Beetee m'étudie par-dessus ses lunettes.
— C'est vrai. Avez-vous connu le même genre de retard dans la production de charbon, cette année ? me demande-t-il.
— Non. Enfin, nous avons perdu du temps à la nomination d'un nouveau chef des Pacificateurs et de son équipe, mais rien de grave. Pour la production, je veux dire. Nous sommes juste restés enfermés chez nous deux semaines à crever de faim. Je crois qu'ils comprennent ce que j'essaie de leur dire : que nous n'avons pas eu de soulèvement.
— Oh. C'est dommage, dit Wiress avec une pointe de déception. Je trouvais ton district très...
Elle s'interrompt, distraite par je ne sais quoi.
— ... Intéressant, complète Beetee. On le pensait tous les deux.
— Je suis gênée, certaine que leur district a souffert bien davantage que le nôtre. Je me sens tenue de défendre mes concitoyens. — Eh bien, nous ne sommes pas très nombreux dans le Douze, dis-je. On pourrait croire le contraire, notez, à voir la quantité de Pacificateurs dans les rues. Mais on ne manque sans doute pas d'intérêt, effectivement. Alors que nous passons à l'atelier des abris, Wiress s'arrête et observe le sommet des gradins où les Juges vont et viennent, mangent, boivent, et daignent parfois s'apercevoir de notre présence.
— Regarde, dit-elle avec un discret coup de menton dans leur direction. Je lève la tête et je vois Plutarch Heavensbee, dans la splendide robe violette au col de fourrure qui le désigne comme Haut Juge. Il est en train de mordre dans un pilon de dinde. Je ne vois pas en quoi cela mérite un commentaire, mais je dis :
— Oui, on l'a nommé Haut Juge cette année.
— Non, non. Regarde au coin de la table. On le remarque..., commence Wiress.
— ... À peine, achève Beetee en plissant les yeux par—dessus ses lunettes. Je suis leur regard, perplexe. Puis je l'aperçois à mon tour. Au coin de la table, une zone carrée d'une quinzaine de centimètres de côté semble vibrer. Comme si l'air ondulait, déformant les lignes de la table et celles d'un gobelet de vin posé là.
— Un champ de force. Ils ont tendu un champ de force entre les Juges et nous. Je me demande pourquoi, s'interroge Beetee à voix basse. — À cause de moi, sans doute, dis-je. L'année dernière, je leur ai envoyé une flèche lors de ma séance de démonstration. (Beetee et Wiress me dévisagent avec curiosité.) Ils m'avaient provoquée ! Est-ce que tous les champs de force comportent une tache floue comme celle—là ?
— Un défaut..., commence Wiress. — ... Dans la cuirasse, conclut Beetee. Dans l'idéal ils seraient complètement invisibles, pas vrai ? J'aimerais les interroger davantage, mais on annonce l'heure du déjeuner. Je cherche Peeta du regard. Il traîne avec un groupe d'une dizaine de vainqueurs ; je décide donc de manger avec le district Trois. Peut-être pourrais-je proposer à Seeder de se joindre à nous. Dans la salle commune réservée aux repas, je constate que les compagnons de Peeta ont d'autres projets. Ils sont en train de rassembler les tables afin que nous mangions tous ensemble. Je ne sais plus quoi faire. À l'école déjà, j'évitais de me mêler aux autres à la cantine. Franchement, je crois que j'aurais mangé seule si Madge n'avait pas pris l'habitude de se joindre à moi. J'aurais pu m'asseoir à côté de Gale, sauf qu'il y avait deux classes de différence entre nous, nous ne déjeunions donc pas au même service. Je prends un plateau et me dirige vers les chariots de nourriture. Peeta me rejoint devant le ragoût.
— Comment ça se passe ?
— Super. J'aime bien les gagnants du district Trois, dis-je. Wiress et Beetee.
— Ah bon ? Les autres n'arrêtent pas de se moquer d'eux.
— Tu m'étonnes. Je revois Peeta à l'école, toujours entouré d'une foule d'amis. C'est curieux qu'il m'ait remarquée, vraiment, moi, la fille bizarre.
— Johanna les surnomme Tics et Volts, m'apprend-il. Je crois que Tics, c'est elle, et lui, Volts.
— Et moi qui pensais qu'ils pourraient nous être utiles, Dis-je d'un ton sec. Si seulement j'avais écouté Johanna Mason pendant qu'elle se huilait les seins pour sa séance de corps-a-corps !
— En fait, poursuit-il sans s'offusquer, je crois qu'ils ont ces surnoms depuis des années. Et je ne disais pas ça pour les insulter. Simplement pour te mettre au courant.
— Eh bien, Wiress et Beetee sont très intelligents. Ils inventent des trucs. Ils ont tout de suite repéré le champ de force tendu devant les Juges. Et s'il nous faut absolument des alliés, je les veux avec nous.
Je rejette violemment la louche dans le plat de ragoût, en nous éclaboussant tous les deux.
— Pourquoi es-tu en colère ? demande Peeta en essuyant la sauce sur sa chemise. À cause de notre conversation dans l'ascenseur ? Désolé. Je croyais que tu prendrais ça en rigolant.
— Laisse tomber, Dis-je en secouant la tête. C'est tout un ensemble.
— Darius, devine-t-il.
— Darius, les Jeux, Haymitch qui tient à nous voir faire équipe avec les autres...
— On peut très bien rester entre nous, si tu veux. Juste toi et moi.
— Je sais. Mais Peut-être qu'Haymitch n'a pas tort. Ne lui raconte pas que j'ai dit ça, mais en ce qui concerne les Jeux, il a souvent raison.
— C'est quand même nous qui aurons le dernier mot dans le choix de nos alliés. Pour l'instant, je serais d'avis de prendre Chaff et Seeder, dit Peeta.
— D'accord pour Seeder, pas pour Chaff. Pas pour l'instant, en tout cas. — Viens donc déjeuner avec nous. Je l'empêcherai de t'embrasser. Chaff se tient mieux que je l'aurais cru. Il est sobre, et bien qu'il parle fort et multiplie les plaisanteries de mauvais goût, il se moque surtout de lui-même. Je vois ce qu'il peut apporter à Haymitch, dont l'humeur est en général massacrante. Ce qui ne veut pas dire que je sois prête à l'accepter comme partenaire. Je fais un effort surhumain pour paraître sociable, non seulement avec Chaff mais avec tout le monde. Après le déjeuner, j'essaie l'atelier des insectes comestibles avec les tributs du district Huit — Cecelia, qui a trois enfants qui l'attendent à la maison, et Woof, un vieillard dur d'oreille qui n'a pas l'air de saisir ce qu'on lui explique car il n'arrête pas de porter des insectes venimeux à sa bouche. J'aimerais pouvoir leur parler de ma rencontre avec Twill et Bonnie dans la forêt, mais je ne vois pas comment. Cashmere et Gloss, les frère et sœur du district Un, m'invitent à me joindre à eux pour apprendre à fabriquer des hamacs. Ils se montrent polis, mais froids, et je n'arrête pas de penser que j'ai tué les deux tributs de leur district, Glimmer et Marvel, l'an dernier. Peut-être même étaient-ils leurs mentors. Mon hamac comme mes efforts pour briser la glace ne rencontrent pas un franc succès. Je rejoins Enobaria sur la piste d'escrime et nous échangeons quelques banalités, mais il est clair qu'aucune de nous ne veut de l'autre comme alliée. Finnick refait surface à l'atelier de pêche, surtout pour me présenter Mags, la vieille femme du Quatre. Entre son accent du district et son élocution hésitante — elle a Peut-être subi une attaque cérébrale —, je ne comprends pas un mot sur quatre de ce qu'elle me dit. Par contre, elle sait fabriquer un hameçon à partir de n'importe quoi — une épine, un bréchet de poulet, une boucle d'oreille. Au bout d'un moment, je cesse d'écouter l'instructeur et me contente de reproduire les gestes de Mags. En me voyant réussir un assez bel hameçon avec un clou tordu et quelques mèches de mes propres cheveux, elle m'adresse un sourire édenté avec un commentaire inintelligible, sans doute un compliment. Tout à coup, je la revois se porter volontaire à la place de la jeune femme hystérique de son district. Impossible qu'elle ait nourri la moindre illusion sur ses chances de remporter la victoire. Elle a fait ça pour sauver la jeune femme, comme je me suis portée volontaire l'an dernier afin d'épargner Prim. Je décide que je la veux dans mon équipe. Génial. Maintenant, je n'ai plus qu'à retourner voir Haymitch et lui dire que mes alliés seront Tics et Volts, ainsi qu'une grand—mère de quatre—vingts ans. Il va adorer. Je renonce finalement à me faire des amis et me rends à l'atelier de tir à l'arc pour y retrouver mes marques. Ça me fait du bien d'être là, à essayer toute une sélection d'arcs et de flèches. L'instructeur, Tax, se rend vite compte que les cibles fixes ne présentent aucune difficulté pour moi et commence à lancer en l'air de stupides oiseaux factices. Au début, je trouve ça ridicule, mais dans le fond c'est plutôt amusant. Pas très différent du tir sur une cible vivante. Comme je fais mouche à tous les coups, il se met à en jeter plusieurs à la fois. J'oublie bientôt le reste du gymnase, les autres vainqueurs et ma mauvaise humeur pour ne plus faire qu'un avec mon arc. Quand j'abats cinq oiseaux à la volée, je prends conscience du silence qui m'entoure. En me retournant, je découvre que la plupart des gagnants ont cessé toute activité pour me regarder. On lit de tout sur leurs visages, de l'envie à la haine en passant par l'admiration. Après l'entraînement, Peeta et moi traînons un peu en attendant qu'Haymitch et Effie nous appellent pour dîner. A peine les avons-nousrejoints dans la salle à manger qu'Haymitch me saute dessus.
— La moitié des vainqueurs ont dit à leur mentor qu'ils voudraient faire de toi leur alliée. Tu ne vas pas me raconter que la personnalité irrésistible les a ensorcelés ? — Ils l'ont vue tirer, explique Peeta en souriant. Moi aussi, pour la première fois. Je pense d'ailleurs déposer une demande officielle.
— Tu es si bonne que ça ? dit Haymitch. Au point que Brutus te réclame ?
Je hausse les épaules.
— Je ne veux pas de Brutus. Je veux Mags et le district Trois.
— Je l'aurais parié, soupire Haymitch, avant de se commander une bouteille de vin. C'est bon, je dirai à tout le monde que tu n'as rien décidé pour l'instant. Après ma démonstration au tir, je suis encore la cible de quelques plaisanteries mais je n'ai plus le sentiment qu'on se moque de moi. En fait, j'ai l'impression d'avoir été admise dans le cercle des vainqueurs. Au cours des deux journées suivantes, je passe un moment avec chacun d'entre eux ou presque. Y compris les drogués du Six qui, assistés de Peeta, s'essaient à l'art du camouflage en me peignant des fleurs jaunes sur la joue. Y compris Finnick, qui m'enseigne à manier le trident pendant une heure en échange d'une leçon de tir à l'arc. Et plus j'en viens à connaître ces gens, pire c'est. Parce que, dans le fond, je n'ai rien contre eux. Il y en a même que j'aime bien. Et beaucoup sont en si mauvaise forme .que mon instinct naturel me pousserait à les protéger. Sauf qu'ils vont tous devoir mourir si je veux que Peeta vive. Notre entraînement se termine par les habituelles séances privées du dernier jour. On nous accorde quinze minutes à chacun pour impressionner les Juges par notre savoir faire, même si je vois mal ce qui nous reste à leur mon lui On plaisante beaucoup à ce sujet à l'heure du déjeuner. À propos de ce qu'on pourrait inventer. Chanter, danser, nous dénuder, raconter des blagues... Mags, que je comprends un peu mieux désormais, annonce qu'elle fera une sieste. En ce qui me concerne, je ne sais pas. Tirer quelques flèches, j'imagine. Haymitch nous a recommandé de les surprendre si possible, mais je suis à court d'idées.En tant que fille du Douze, je suis la dernière à passer. La salle commune devient de plus en plus silencieuse à mesure que les tributs partent à tour de rôle. Difficile de conserver une attitude irrévérencieuse et indestructible. En regardant les autres franchir la porte, je ne peux m'empêcher de penser qu'il ne leur reste plus que quelques jours à vivre. Peeta et moi finissons par rester seuls. Il me prend les mains par—dessus la table.
— Alors, as-tu décidé ce que tu allais faire devant les Juges ?
Je secoue la tête.
— Je ne peux plus les prendre pour cible, maintenant, à cause de ce fichu champ de force. Je fabriquerai Peut-être quelques hameçons. Et toi ?
— Aucune idée. J'aimerais bien avoir ce qu'il faut pour leur préparer un gâteau.
— Rabats-toi sur le camouflage, je lui suggère.
Si les bouffeurs de morphine m'en ont laissé, rétorque-t-il sèchement. Ils sont collés à cet atelier depuis le début de l'entraînement. Nous patientons un moment en silence, puis je formule à voix haute ce qui nous tracasse tous les deux :
— Comment allons-nous nous y prendre pour tuer ces gens, Peeta ?
— Je ne sais pas. Il pose la tête sur nos mains entrecroisées — Je ne veux pas m'allier avec eux. Pourquoi Haymitch nous a-t-il poussés à faire leur connaissance ? Ça va rendre les choses encore plus difficiles que la dernière fois. Sauf avec Rue, Peut-être. Mais je suppose que j'aurais été incapable de la tuer, de toute manière. Elle ressemblait trop à Prim.
Peeta me dévisage, un pli soucieux sur le front.
—Sa mort a été la pire, hein ?
—Oh, aucun n'a vraiment eu une belle mort, Dis-je en pensant à Glimmer et à Cato. On appelle Peeta, et je reste seule dans la salle. Quinze minutes s'écoulent. Une demi—heure. Au bout de quarante minutes, c'est enfin mon tour. Dès mon entrée, je flaire une odeur de désinfectant et remarque qu'on a traîné l'un des tapis au centre du gymnase. L'atmosphère est très différente de l'an dernier, où les Juges à moitié soûls picoraient distraitement le buffet. Ils échangent des messes basses avec des mines contrariées. Qu'a bien pu manigancer Peeta pour les troubler à ce point ? J’éprouve un frisson d'inquiétude. Ce n'est pas bon. Je ne tiens pas à voir Peeta s'offrir comme cible à la colère des Juges. C'est ma mission. Détourner l'attention de Peeta. Mais comment s'y est-il pris ? Parce que je voudrais bien le surpasser. Gratter le vernis d'autosatisfaction de ces gens qui consacrent leur intelligence à imaginer des manières distrayantes de nous tuer. Leur faire sentir que, si nous sommes vulnérables à la cruauté du Capitole, ils le soin tout autant. « Savez-vous seulement à quel point je vous déteste ? Me dis-je. Vous qui vendez votre talent au Capitole ? J'essaie de croiser le regard de Plutarch Heavensbee, mais il m'évite soigneusement, comme il l'a fait tout au long de l'entraînement. Je le revois en train de m'inviter à danser. je me rappelle le plaisir qu'il a eu à me montrer le geai moqueur de sa montre. Son attitude amicale n'est plus de mise ici. Comment serait-ce possible, alors que je ne suis qu'un tribut et lui le Haut Juge des Hunger Games ? Tellement puissant, inaccessible, hors d'atteinte... Soudain, je sais quoi leur montrer. Une chose qui leur fera complètement oublier les agissements de Peeta. Je me rends à l'atelier des nœuds et j'attrape une corde. Je commence à la manipuler, laborieusement, car il s'agit d'un nœud nouveau pour moi. J'ai seulement observé Finnick le faire, et ses doigts bougeaient si vite... Au bout de dix minutes, j'obtiens malgré tout un nœud coulant tout à fait acceptable. Je traîne un mannequin d'entraînement au centre du gymnase, lance la corde par-dessus les barres parallèles et le pends par le cou. J'aimerais pouvoir lui attacher les mains dans le dos mais je ne suis pas sûre d'en avoir le temps. Je cours à l'atelier de camouflage que certains tributs précédents, sûrement les drogués du Six, ont laissé dans une pagaille épouvantable. Je déniche néanmoins un flacon de jus de baies rouge sang qui conviendra à merveille. La toile couleur chair du mannequin constitue un excellent support. Avec le doigt, je trace les lettres sur son torse en faisant écran avec mon corps. Puis je m'écarte brusquement, et je guette la réaction des Juges au moment où ils vont découvrir le nom inscrit sur le mannequin :
Seneca Crâne.
17
L'effet sur les Juges est aussi satisfaisant qu'immédiat. Plusieurs laissent échapper un petit cri. D'autres lâchent leurs verres de vin, qui explosent par terre avec un bruit mélodieux. Deux font mine de s'évanouir. Tous sont profondément choqués.
J'ai enfin l'attention de Plutarch Heavensbee. Il me fixe sans ciller pendant que le jus de la pêche qu'il a écrasée dans son poing s'écoule entre ses doigts. Il finit par se racler la gorge pour déclarer :
— Ce sera tout, mademoiselle Everdeen.
Je lui adresse un hochement de tête respectueux et tourne les talons. Au dernier moment, je ne résiste pas à l'envie de vider mon flacon de jus de baies par—dessus mon épaule. J'entends le contenu éclabousser le mannequin et deux autres verres se briser sur le sol. Quand les portes de l'ascenseur se referment sur moi, je constate qu'aucun des Juges n'a esquissé un geste.
« Pour les surprendre, je les ai surpris », me dis-je. Ce n'était pas très malin ni très prudent, et on me le fera sans doute payer cher. Mais, pour l'instant, j'éprouve un sentiment grisant, que je m'autorise à savourer. Je voudrais aller retrouver Haymitch sur-le-champ afin de lui raconter ma séance, mais il n'y a personne dans le salon. J'imagine que tout le monde se prépare pour le dîner. Je décide donc de prendre une douche, car j'ai les mains tachées de jus. Debout sous le jet, je commence à m'interroger sur la sagesse de mon acte. La question qui devrait toujours me guider à présent est : « Dans quelle mesure cela peut-il aider Peeta à rester vivant ? » Indirectement, je ne lui ai Peut-être pas rendu service. Ce qui se déroule à l'entraînement restant secret, prendre des sanctions contre moi serait inutile. En fait, l'an dernier, j'ai été récompensée pour mon impudence. Mais il s'agit là d'un crime très différent. Si les Juges sont en colère contre moi et décident de me punir dans l'arène, Peeta risque d'en subir aussi les conséquences. Peut-être me suis-je montrée trop impulsive. Malgré tout... je ne regrette rien. En retrouvant les autres au dîner, je remarque que les mains de Peeta sont encore légèrement colorées, et ses cheveux, humides. Il a dû employer le camouflage, en fin de compte. Une fois la soupe servie, Haymitch met les pieds dans le plat. — Très bien, comment se sont déroulées vos séances privées ? J'échange un regard avec Peeta. Soudain, je ne suis plus aussi pressée de raconter mon exploit. Dans le calme de cette salle à manger, il me paraît quelque peu excessif. — Toi d'abord, lui dis-je. Tu as dû faire un truc vraiment stupéfiant. J'ai attendu une bonne quarantaine de minutes avant de passer.
Peeta semble éprouver la même réticence que moi. —Eh bien, je... je me suis servi du camouflage, comme me l'avais suggéré, Katniss. (Il hésite.) Enfin, pas pour me camoufler. Disons que j'ai utilisé les teintures.
— Pour faire quoi ? demande Portia. je repense à l'agitation des Juges lors de mon entrée dans gymnase. À l'odeur de désinfectant. Au matelas traîné au centre de la salle. Était—ce pour recouvrir des marques qu'on n'avait pas réussi à nettoyer ?
— Tu as peint quelque chose, pas vrai ? Une image, dis-je.
— Tu l'as vue ? s'étonne Peeta.
— Non. Mais ils se sont donné du mal pour la cacher.
— Rien d'étonnant à cela. On ne doit pas laisser un tribut voir l'œuvre d'un autre tribut, déclare Effie. Qu'est-ce que tu as peint, Peeta ? (Ses yeux s'embuent.) Un portrait de Katniss ?
— Pourquoi un portrait de moi, Effie ? Dis-je, un brin agacée. — Pour faire savoir qu'il ne reculera devant rien pour te protéger. C'est ce que tout le monde attend au Capitole, en tout cas. Il s'est quand même porté volontaire pour t'accompagner, non ? répond Effie, comme s'il s'agissait d'une évidence.
— J'ai peint un portrait de Rue, dit Peeta. Telle qu'elle était après que Katniss l'a recouverte de fleurs.
— Un long silence s'installe autour de la table, pendant lequel chacun prend la mesure de ce qui vient d'être dit. — Que cherchais-tu à prouver, exactement ? s'enquit Haymitch d'une voix douce.
— Je ne sais pas. Je voulais qu'ils se sentent un peu coupables, ne serait-ce qu'un instant, explique Peeta. Pour avoir tué cette petite fille.
C'est affreux. (Effie paraît au bord des larmes.) Ce genre de... on ne doit pas penser ça, Peeta. C'est interdit Ça ne fera que vous attirer des ennuis supplémentaires, à Katniss et toi. — Pour une fois, je suis d'accord avec Effie, avoue Haymitch. Portia et Cinna restent muets, mais leur expression est grave. Ils ont tous raison, bien sûr. Pourtant, malgré mon inquiétude, je trouve que Peeta a été formidable.
— J'imagine que le moment est mal choisi pour mentionner que j'ai pendu un mannequin par le cou et peint le nom de Seneca Crâne sur son torse ?J'obtiens l'effet recherché. Après un moment d'incrédulité, la désapprobation est générale.
— Tu as... pendu... Seneca Crâne ? dit Cinna.
— Oui. Je voulais leur montrer le nœud coulant que j'avais appris, avec un pantin au bout.
— Oh, Katniss, fait Effie à voix basse. Comment es—tu au courant de cette tragédie ?
— C'était un secret ? Le président Snow ne me l'a pas dit. (Effie quitte la table en se tamponnant les yeux avec sa serviette.) Allons bon, voilà que je fais pleurer notre Effie. J'aurais dû mentir et lui raconter que j'avais tiré quelques flèches. — On croirait presque qu'on s'était mis d'accord, s'émerveille Peeta avec un mince sourire.
— Ce n'était pas le cas ? demande Portia. Elle presse deux doigts sur ses paupières comme pour se protéger d'une lumière trop forte.
— Non, dis-je. (Je réalise que je vois soudain Peeta sous un jour nouveau.) Avant d'entrer, nous ne savions même pas ce que nous allions faire.
— Au fait, Haymitch, dit Peeta, nous avons décidé de ne pas prendre d'alliés dans l'arène. — Tant mieux ! gronde-t-il. Comme ça, je ne serai pas responsable si votre stupidité entraîne la mort d'un de mes amis.
— Exactement ce qu'on s'est dit, je rétorque. Le repas s'achève en silence. Au moment de nous lever pour passer au salon, Cinna met un bras autour de mes épaules et me donne une légère pression.
— Allons voir quels scores vous auront attribués les Juges.
Nous nous réunissons autour de la télévision, bientôt rejoints par Effie qui a encore les yeux rouges. Les visages des tributs s'affichent l'un après l'autre, avec leur score écrit dessous. De un à douze. Comme prévu, de hauts scores pour Cashmere, Gloss, Brutus, Enobaria et Finnick. De médiocres à moyens pour les autres.
— Quelqu'un a-t-il déjà eu zéro ? dis-je.
— Non, mais il y a un début à tout, répond Cinna.
Il s'avère qu'il a raison. Car, en décrochant un douze tous les deux, Peeta et moi entrons dans l'histoire des Hunger Cames. Pour autant, personne ne songe vraiment à s'en réjouir.
— Pourquoi ont-ils fait ça ? dis-je.
— Pour obliger les autres à vous traquer en premier, répond sèchement Haymitch. Filez au lit. Je ne veux même plus vous voir, tous les deux.
Peeta me raccompagne en silence jusqu'à ma chambre. Avant qu'il me laisse, je le serre dans mes bras et pose ma tête contre sa poitrine. Ses mains se referment au creux de mon dos tandis que sa joue s'enfonce dans mes cheveux. — Désolée d'avoir aggravé la situation, lui dis-je.
— Oh, tu n'as pas été pire que moi. Pourquoi as-tu fait ça, au juste ?
— Je ne sais pas. Pour leur montrer que je suis davantage qu'un simple pion dans leurs Jeux ?
Il rit doucement, en se rappelant sans doute la nuit d'avant les Jeux, l'année dernière. Nous étions sortis sur le toit, incapables de trouver le sommeil. Peeta avait déclaré quelque chose de ce genre, mais, à l'époque, je n'avais pas saisi ce qu'il voulait dire. Je comprends désormais.
— Moi aussi, m'avoue-t-il. Tu sais, je ne dis pas que je ne vais pas essayer. De faire en sorte que tu rentres saine et sauve. Mais pour être parfaitement honnête...
— Pour être parfaitement honnête, tu penses que le président Snow a sans doute donné des ordres clairs afin de s'assurer qu'on meure tous les deux dans l'arène. Disons que ça m'a traversé l'esprit. — Ça m'a traversé l'esprit, à moi aussi. Très souvent. Mais tout en sachant que je ne quitterai pas vivante l'arène, je m'accroche à l'espoir que Peeta en ressortira sain et sauf. Après tout, c'est moi qui ai utilisé ces baies, pas lui. Personne n'a jamais douté que sa principale motivation était l'amour. Alors, Peut-être que le président Snow préférera le garder en vie, le cœur brisé, vaincu, afin de servir d'exemple aux autres.
— Quoi qu'il arrive, les gens sauront que nous sommes morts en nous battant, pas vrai ? demande Peeta.
Tout le monde le saura, dis-je. Pour la première fois, je refoule ce sentiment de tragédie personnelle qui m'accable depuis l'annonce de l'Expiation. Je me rappelle le vieillard exécuté dans le district Onze, Twill et Bonnie, ainsi que les rumeurs de soulèvement. Oui, dans tous les districts les gens regarderont comment j'affronte cette sentence de mort, cette ultime démonstration de force du président Snow. Ils chercheront un signe que leurs combats n'ont pas été vains. Si je peux défier le Capitole jusqu'au bout, je mourrai... mais mon esprit survivra. Quelle meilleure manière de rendre espoir aux rebelles ?
Le plus beau, dans tout ça, c'est que ma décision de protéger Peeta au prix de ma propre vie constitue en soi un geste de défi. Un refus de jouer les Hunger Games selon les règles du Capitole. Je peux gagner sur les deux tableaux, public et privé. Et si je parviens à sauver Peeta... en termes de révolution, ce serait l'idéal. Parce que je serais plus utile morte. On ferait de moi une martyre, on peindrait mon portrait sur des bannières, et ce serait beaucoup plus fédérateur que tout ce que j'aurais jamais pu accomplir. Peeta, au contraire, serait plus précieux vivant, en figure tragique, car il saurait transformer son chagrin en paroles propres à mobiliser les foules. Peeta deviendrait fou s'il m'entendait parler ainsi. Je me contente donc de lui demander :
— Que veux—tu faire maintenant, en attendant les Jeux ?
— J'aimerais passer avec toi chaque minute du reste de ma vie, répond-il.
— Alors viens, Dis-je en l'entraînant dans ma chambre. C'est un tel bonheur de dormir de nouveau avec Peeta.
— Je n'avais pas réalisé à quel point j'avais soif de présence humaine. De le sentir allongé contre moi dans le noir. Je regrette de ne pas l'avoir laissé entrer les deux nuits précédentes. Je m'enfonce dans le sommeil, lovée entre ses bras, et quand je rouvre les yeux la lumière du jour se déverse par les fenêtres. — Pas de cauchemars ? s'enquiert-il.
— Pas de cauchemars. Et toi ? —Non plus. J'avais oublié ce qu'était une vraie nuit de sommeil. Nous restons couchés là un moment, aucunement pressés de nous lever. Demain soir auront lieu les interviews télévisées, de sorte qu'aujourd'hui sera consacré aux conseils d'Effie et d'Haymitch. « Encore des talons hauts et des commentaires sarcastiques », me dis-je. Puis la Muette rousse nous apporte un petit mot d'Effie nous informant qu'au vu de notre dernière Tournée Haymitch et elles sont convenus que nous n'avions besoin de personne pour savoir comment nous comporter en public. Les séances de coaching sont annulées.
— Sérieux ? s'écrie Peeta en m'arrachant le mot des mains. Tu sais ce que ça veut dire ? Nous avons la journée entière rien que pour nous. — Dommage qu'on ne puisse aller nulle part, Dis-je sur un ton de regret.
— Qui a dit qu'on ne pouvait pas ?La terrasse. Nous commandons un bon repas, emportons quelques couvertures et montons pique—niquer sur la terrasse. Passer la journée au milieu du jardin et des carillons qui tintent au gré du vent. Nous mangeons. Nous lézardons au soleil. J'arrache quelques plantes grimpantes et m'entraîne à nouer des nœuds ou à tisser des filets. Peeta exécute un dessin de moi. Nous jouons avec le champ de force qui entoure le toit l'un de nous fait rebondir une pomme dessus, et l'autre la rattrape. Personne ne vient nous déranger. En fin d'après—midi, je me retrouve allongée avec la tête sur les genoux de Peeta, à tresser une couronne de fleurs pendant qu'il joue avec mes cheveux, affirmant s'exercer à la technique des nœuds. Au bout d'un moment, ses mains s'immobilisent.
— Quoi ? lui dis-je. — J'aimerais pouvoir figer ce moment, et qu'il dure toute notre vie, répond—il. D'habitude je me sens toujours coupable, minable, quand il m'adresse ce genre de commentaire où transparaît son amour infini pour moi. Mais je suis si bien, tellement détendue et libre de toute préoccupation pour un avenir que je ne connaîtrai jamais, que le mot sort naturellement de ma bouche :
— Oui.
J'entends son sourire dans sa voix.
— C'est vrai, tu serais d'accord ?
— Mais oui, dis-je.
Il se remet à me caresser les cheveux, et je m'assoupis. Il me réveille pour assister au coucher du soleil, un flamboiement spectaculaire d'or et d'orange derrière les immeubles du Capitole.
— J'étais sûr que tu ne voudrais pas rater ça.
— Merci, lui dis-je.
Car je peux compter sur mes doigts le nombre de couchers de soleil qui me restent. Je ne tiens pas à en rater un seul.
Nous ne descendons pas rejoindre les autres pour le dîner, et personne ne vient nous chercher.
— Tant mieux. J'en ai assez de rendre tout le monde malheureux autour de moi, me confie Peeta. De faire pleurer les autres. Ou d'entendre Haymitch...
Il n'a pas besoin de poursuivre.
Nous restons sur la terrasse jusqu'à l'heure d'aller nous coucher, puis nous nous glissons discrètement dans ma chambre sans croiser personne.
— Le lendemain matin, nous sommes tirés du lit par mes préparateurs. En nous voyant couchés dans les bras l'un de l'autre, Octavia éclate en sanglots. — N'oublie pas ce que Cinna nous a demandé, lui rappelle sévèrement Venia.
Octavia hoche la tête et sort en pleurant.
Peeta retourne dans sa chambre pour se préparer lui aussi. Je reste seule en compagnie de Venia et de Flavius. Ils m'épargnent leurs cancans habituels. Un fait, ils ne parlent pratiquement pas, sinon pour me demander de relever le menton ou discuter d'une technique particulière de maquillage. Alors qu'il est presque midi, je sens des gouttes me tomber sur l'épaule. Je me retourne pour découvrir Flavius, occupé à me couper les cheveux, les joues ruisselantes de larmes. Venia lui lance un regard ; il pose doucement ses ciseaux sur la coiffeuse et se retire. Il ne reste plus que Venia, dont la peau est si pâle que ses tatouages ressortent de manière presque irréelle. Avec une détermination presque butée, elle apporte les dernières touches à mes cheveux, à mes ongles, à mon maquillage, en faisant voler ses doigts trois fois plus vite pour compenser l'absence de ses collègues. Pendant toute la séance, elle refuse de croiser mon regard. Ce n'est qu'à l'arrivée de Cinna, qui la complimente et la remercie, qu'elle me prend les deux mains, me regarde droit dans les yeux et déclare : — Nous tenions tous les trois à ce que tu saches à quel point... ç'a été un privilège de te rendre le plus belle possible. Puis elle s'empresse de nous laisser. Mon équipe de préparation. Mes gentils assistants, stupides, creux et attentionnés, avec leur obsession des plumes et des fêtes. Ils manquent de me briser le cœur par leurs adieux. Les paroles de Venia prouvent que je n'en réchapperai pas ; nous en avons tous conscience. « Le monde entier est-il au courant ? » me dis-je. Je regarde Cinna. Le lui sait, sans l'ombre d'un doute. Mais, comme il me l'a promis, il ne pleurera pas.
— Alors, que vais-je mettre ce soir ? Dis-je en jetant un coup d'œil curieux sur le sac qui contient ma robe. — Une tenue choisie par le président Snow en personne, répond Cinna. Il ouvre la fermeture Éclair du sac, dévoilant l'une des robes de mariée que j'ai portées lors de ma séance photos. Celle en soie blanche épaisse, avec le décolleté profond, la taille pincée et les manches qui tombent jusqu'à terre. Sans oublier les perles. Partout, des perles. Cousues dans l'étoffe, en collier, ou dans le diadème qui retient mon voile. Malgré l'annonce de l'Expiation le soir de la séance photos, les gens ont continué à voter pour leur robe préférée. C'est celle-ci qui a remporté le plus de suffrages. — Le président a tenu à ce que tu la portes ce soir. Il n'a pas voulu entendre nos objections. Je fais rouler un pan de soie entre mes doigts, tâchant de deviner le raisonnement du président Snow. Je suppose que, puisque c'est moi la plus coupable, il estime juste de mettre ma souffrance, ma perte et mon humiliation en pleine lumière. Comme ça, doit—il penser, ce sera clair. C'est tellement barbare de sa part, de faire de ma robe de mariée mon linceul, que le coup porte et me laisse un goût amer dans la bouche. Tout ce que je trouve à dire, c'est :
— Bah, c’aurait été dommage qu'une aussi jolie robe ne serve pas. Cinna m'aide à l'enfiler. En la sentant peser sur mes épaules, je ne peux retenir une grimace.
— Elle a toujours été aussi lourde ? dis-je. Je me souviens d'avoir trouvé certaines robes plutôt denses, mais celle—ci donne l'impression de peser une tonne.
— J'ai dû procéder à quelques modifications de dernière minute pour des questions d'éclairage, m'explique Cinna.
— Je hoche la tête, même si je ne vois pas le rapport. Il me met mes chaussures, mon collier de perles, mon voile. Retouche légèrement mon maquillage. Me fait marcher dans la chambre. — Tu es ravissante, déclare-t-il. Maintenant, écoute, Katniss : avec un corsage si ajusté, je ne veux pas que tu lèves les bras au-dessus de ta tête. Pas avant de tournoyer sur toi-même, en tout cas.
— Quoi, il va encore falloir que je fasse la toupie ? Dis-je en me rappelant ma robe de l'an dernier.
— Je suis sûr que Caesar te le demandera. S'il ne le fait pas, suggère-le-lui. Mais pas tout de suite. Garde ça pour la fin, me recommande Cinna.
— Vous n'aurez qu'à me faire un petit signe le moment venu.
— D'accord. As-tu prévu ce que tu allais dire dans ton interview ? Je sais qu'Haymitch ne vous a rien imposé, cette année.
— Non, cette fois, j'improvise. Le plus drôle, c'est que je n'ai absolument pas le trac.
C'est vrai. Le président Snow a beau me détester, le public du Capitole m'adore.
Nous retrouvons Effie, Haymitch, Portia et Peeta devant l'ascenseur. Peeta porte un smoking et des gants blancs. Le genre de tenue qu'on revêt pour son mariage, au Capitole.
Chez nous, les choses se font plus simplement. La future mariée se contente le plus souvent de louer une robe blanche déjà portée des centaines de fois. L'homme enfile des habits propres qui ne soient pas sa tenue de mineur. Les deux remplissent un formulaire à l'hôtel de justice et se voient attribuer une maison. Leurs familles et leurs amis se réunissent, autour d'un repas ou d'un gâteau pour ceux qui en ont les moyens. Puis on entonne un chant traditionnel pendant que le couple franchit le seuil de son nouveau loyer. S'ensuit une petite cérémonie au cours de laquelle les époux allument leur premier feu, font griller un morceau de pain et se le partagent. Ça peut paraître vieux jeu, mais au district Douze on n'est pas vraiment mariés avant d'avoir partagé le pain grillé. Les autres tributs sont déjà réunis en coulisses et bavardent entre eux, mais en nous voyant arriver Peeta et moi ils se taisent brusquement. Je réalise qu'ils jettent tous des regards venimeux sur ma robe de mariée. Serait-ce de la jalousie ? À cause de la sympathie qu'elle pourrait me valoir auprès du public ?
Finnick brise le silence pour dire :
—Je n'arrive pas à croire que Cinna ait pu te faire ça.
—Il n'a pas eu le choix. C'est le président Snow qui l'a obligé, dis-je, sur la défensive.
Je ne laisserai personne dire du mal de Cinna. Cashmere rejette ses boucles blondes en arrière et crache :
— En tout cas, tu as l'air ridicule ! Elle prend son frère par la main et l'entraîne à la tête de notre procession. Les autres tributs commencent à leur tour à s'aligner par ordre d'entrée. Je ne sais comment réagir, car ils ont l'air en colère, mais certains me donnent une petite tape amicale sur l'épaule. Johanna Mason s'arrête même pour rectifier la position de mon collier de perles. — Fais-lui payer ça, d'accord ? me dit-elle. Je fais oui de la tête, même si je ne sais pas de qui elle parle. Les choses s'éclaircissent un peu quand nous sommes assis sur scène et que Caesar Flickerman, les cheveux et le visage rehaussés de reflets lavande, fait son discours d'introduction puis démarre les premières interviews. Pour la première fois, je réalise à quel point les gagnants se sentent trahis et aigris. Mais ils se montrent habiles, remarquablement habiles dans leurs réponses. Ils mettent tout sur le dos du gouvernement en général, et du président Snow en particulier. Pas tous. Il y a aussi les vieux attardés, comme Brutus ou Enobaria, qui sont là juste pour les Jeux, et ceux qui sont trop hébétés, drogués ou simplement perdus pour se joindre à l'offensive. Mais ça laisse suffisamment de gagnants qui ont encore l'intelligence et les tripes pour se battre. Cashmere donne le ton en racontant qu'elle n'arrête pas de pleurer quand elle songe à la douleur de la population du Capitole, qui va nous perdre. Gloss enchaîne en rappelant la gentillesse qu'on leur témoigne ici depuis des années, à sa sœur et à lui. Beetee remet en cause le caractère légal de l'Expiation, à sa manière nerveuse et agitée, en se demandant si des experts se sont penchés sur la question récemment. Finnick récite un poème qu'il a écrit à l'intention de son seul et unique amour au Capitole, et une bonne centaine de femmes tournent de l'œil, convaincues qu'il leur est adressé. Quand vient le tour de Johanna Mason, elle demande carrément s'il ne serait pas opportun de changer la règle. À l'évidence, les créateurs de l'Expiation n'avaient pas envisagé qu'une telle affection puisse naître entre les vainqueurs et le Capitole. Personne ne serait assez cruel pour vouloir trancher des liens aussi forts. Seeder confesse que, dans le district Onze, on tient généralement le président Snow pour tout-puissant. — S'il est vraiment si puissant, pourquoi ne change-t-il pas les modalités de l'Expiation ? Et Chaff, qui passe tout de suite après, affirme que le président pourrait modifier l'Expiation s'il le voulait, mais sans doute doit-il considérer que les gens n'y attachent aucune importance. Lorsqu'on m'appelle enfin, le public est à bout de nerfs. Certains pleurent, d'autres défaillent, quelques cris fusent même pour réclamer un changement. Quand on me voit m'avancer dans ma robe de soie blanche, c'est pratiquement l'émeute. Fini, Katniss Everdeen, fini les amants maudits coulant des jours heureux jusqu'à la fin de leur vie, oublié, le mariage. Même le professionnalisme de Caesar commence à se fissurer quand il réclame un peu de silence. Mes trois minutes sont déjà sérieusement entamées.
Enfin, une accalmie se dessine et il se lance.
— Eh bien, Katniss, c'est assurément une soirée très émouvante pour tout le monde. Y a-t-il quelque chose que tu voudrais dire au public ?
Je réponds d'une voix tremblante :
— Seulement que je suis désolée, que j'aurais bien voulu vous inviter tous à mon mariage... mais, au moins, je suis heureuse d'avoir pu vous montrer ma robe. Avez-vous jamais... rien vu d'aussi beau ? Je n'ai pas besoin du signal de Cinna pour savoir que le moment est venu. Je commence à tournoyer sur moi-même, lentement, en levant les bras au-dessus de ma tête. Aux premiers cris de la foule, je me dis que je dois vraiment être éblouissante. Puis je vois monter quelque chose autour de moi. De la fumée. Des flammes. Pas d'inoffensives flammèches comme l'an dernier sur le chariot, mais de vraies flammes, qui engloutissent ma robe. Je commence à paniquer en voyant la fumée s'épaissir. Des fragments de soie calcinée s'élèvent dans les airs, des perles dégringolent en tintant sur la scène. Je n'ose pas m'arrêter, car je n'éprouve pas de brûlure et je devine la main de Cinna derrière cet effet. Alors je continue de pivoter, encore et encore. Pendant une fraction de seconde, je me retrouve complètement enveloppée par les flammes et je cherche mon souffle. Et puis, subitement, le feu s'éteint. Je m'immobilise, en me demandant si je suis nue, et pourquoi Cinna a réduit en cendres ma robe de mariée.
Mais je ne suis pas nue. Je porte une seconde robe en tout point similaire à ma robe de mariée, sauf qu'elle a la couleur du charbon et se compose de plumes minuscules. Stupéfaite, je lève mes longues manches flottantes dans les airs et c'est alors que je me vois sur l'écran de contrôle. Tout en noir, à l'exception des taches blanches au bout de mes manches. Ou plutôt de mes ailes.
Cinna vient de me transformer en geai moqueur.
18
Des volutes de fumée virevoltent encore autour de moi. Avec une certaine appréhension, Caesar avance la main vers ma tête. Mon voile blanc s'est évaporé, laissant place à un capuchon de gaze noire qui disparaît dans le col de ma robe.
—Des plumes, souffle-t-il. Tu ressembles à un oiseau.
—Un geai moqueur, je pense, dis-je en secouant légèrement mes ailes. L'oiseau qui figure sur la broche que je portais dans l'arène.
Une lueur éclaire brièvement le visage de Caesar : il comprend soudain que mon geai moqueur n'est pas uniquement un bijou. Qu'il symbolise bien davantage, désormais. Que ce qui passe au Capitole pour un spectaculaire changement de costume sera perçu de manière tout autre dans les districts. Mais il s'efforce de faire bonne figure.
—Ma foi, un grand coup de chapeau à ton styliste. Je crois que personne ne viendra me contredire si j'affirme que c'est la chose la plus incroyable qu'on ait jamais vue lors d'une interview. Cinna, je crois que vous méritez des applaudissements !
Caesar fait signe à Cinna de se lever. Ce dernier s'exécute, et s'incline avec grâce devant le public. Soudain, j'ai peut pour lui. Qu'a-t-il fait ? Quelque chose de terriblement dangereux. Un acte de rébellion. Uniquement pour servir ma cause. Je me rappelle ses propres mots...
« Ne t'inquiète pas. Dans mon travail, je garde toujours le contrôle de mes émotions. Comme ça, j'évite de faire souffrir les autres. »Je crains qu'il ne se soit condamné tout seul à beaucoup souffrir. La symbolique de ma flamboyante métamorphose n'aura pas échappé au président Snow. Le public, d'abord muet de stupeur, applaudit à tout rompre. J'entends à peine le buzzer indiquer la fin de mes trois minutes. Caesar me remercie et je regagne mon siège, dans ma robe qui me semble aérienne à présent. En me croisant, Peeta esquive mon regard. Je me rassois avec prudence, heureuse d'être indemne. Je fixe alors mon attention sur lui. Caesar et Peeta s'entendent comme larrons en foire depuis leur première apparition commune. Leur bagout, leur sens du comique et cette faculté qu'ils ont de basculer naturellement dans le mélodrame - comme l'an dernier avec la déclaration d'amour de Peeta —, leur assurent une immense popularité auprès du public. Ils commencent par échanger quelques plaisanteries où il est question de feu, de plumes et de ne pas trop faire cuire la volaille. Mais on voit bien que Peeta en a gros sur le cœur, si bien que Caesar recentre la discussion sur la question essentielle.
—Dis-moi, Peeta, après tout ce que tu avais enduré, qu'as-tu ressenti à l'annonce de l'Expiation ? interroge Caesar. —Un grand choc. La minute d'avant, je regardais défiler les images de Katniss, si incroyablement belle dans ses robes de mariée, et d'un seul coup...
Peeta s'interrompt. tu as réalisé qu'il n'y aurait pas de mariage ? Achève Caesar d'une voix douce.
—Peeta hésite longuement, comme s'il prenait une décision. Il regarde le public suspendu à ses lèvres, baisse les yeux, puis les pose sur Caesar.
—Caesar, croyez-vous que nos amis ici présents soient capables de garder un secret ?
Un rire gêné parcourt le public. Que veut-il dire ? Garder un secret pour qui ? Le pays entier suit leur conversation.
— Oh, j'en suis convaincu, lui assure Caesar.
— Nous sommes déjà mariés, confesse doucement Peeta.
L'assistance est frappée de stupeur, et je dois m'enfouir le visage dans les plis de ma jupe pour dissimuler ma confusion. À quoi est-il en train de jouer ?
— Mais... comment est-ce possible ? veut savoir Caesar.
—Oh, ce n'était pas un mariage officiel. Nous ne sommes pas passés à l'hôtel de justice ni rien de ce genre. Mais nous avons une coutume, dans le district Douze. J'ignore comment ça se passe dans les autres districts. En tout cas, voilà comment nous procédons.
Et Peeta entreprend de décrire le rituel du pain grillé.
— Et vos deux familles étaient présentes ? s'étonne Caesar.
— Non, nous n'avons prévenu personne. Même pas Haymitch. La mère de Katniss n'aurait pas approuvé. Seulement, vous comprenez, si nous nous étions mariés au Capitole, il n'y aurait pas eu de cérémonie du pain grillé. Et puis, aucun de nous deux ne voulait attendre. Alors, un jour, nous avons sauté le pas, explique Peeta. Et pour nous, nous sommes aussi mariés que si nous avions signé un papier ou donné une grande fête.
— Si je comprends bien, c'était avant l'annonce d'Expiation ? —Oui ! Je suis certain que nous n'aurions rien fait si nous avions su, dit Peeta, dont la voix commence à trembler. Mais qui s'attendait à cela ? Personne. Nous avions survécu aux Jeux, nous étions vainqueurs, tout le monde semblait enchanté de nous voir ensemble, et puis, brusquement... Je veux dire, comment pouvions-nous prévoir une chose pareille ?
— Vous ne pouviez pas, Peeta. (Caesar le prend par les épaules.) Comme tu l'as dit, personne ne pouvait s'y attendre. Je suis heureux de savoir que vous avez connu au moins quelques mois de bonheur ensemble. Salve d'applaudissements. Comme encouragée, je sors la tête de mes plumes et laisse voir au public un petit sourire tragique. Le reste de fumée qui se dégage encore de ma robe me pique les yeux, ce qui ajoute une touche de réalisme à la scène.
— Pas moi, reconnaît Peeta. Je regrette que nous n'ayons pas attendu la cérémonie officielle.
Même Caesar paraît décontenancé.
— Allons, mieux vaut une courte période de bonheur que pas de bonheur du tout, non ?
— Je penserais peut-être la même chose que vous, Caesar, admet Peeta d'un ton amer, s'il n'y avait pas le bébé. Et voilà. Il recommence. Il vient de lâcher une bombe qui couronne en beauté les efforts de tous les tributs qui l'ont précédé. Quand elle explose, cette bombe fait voler des accusations d'injustice, de barbarie et de cruauté dans toutes les directions. Même le partisan le plus sanguinaire du Capitole et des Hunger Games ne peut s'empêcher de réaliser, ne serait-ce qu'un instant, à quel point l'affaire est abominable. Je suis enceinte. Le public accuse le coup. Il lui faut le temps d'accepter la nouvelle, de la digérer, de se l'entendre confirmer par d'autres avant de commencer à s'agiter comme un troupeau de bêtes blessées, à gémir, à hurler, à crier au secours. Et moi ? J'ai conscience que mon visage passe en gros plan à l'écran, mais je ne fais aucun effort pour me cacher. Car, pour le moment, je suis moi-même sous le choc de ce que je viens d'entendre. N'est-ce pas précisément ce que je redoutais le plus à propos du mariage, de l'avenir — perdre mes enfants dans les Jeux ? Ça pourrait être vrai, d'ailleurs. Si je n'avais pas passé ma vie à bâtir mes défenses jusqu'à ce que la simple suggestion du mariage ou d'une famille me fasse frémir d'horreur.
Caesar ne parvient plus à tenir la foule à présent, pas même au son du buzzer. Peeta salue de la tête et regagne sa place sans un mot. Je vois remuer les lèvres de Caesar, mais la salle est en délire et je n'entends pas ce qu'il dit. Seul l'hymne, diffusé si fort que je le sens vibrer dans mes os, nous fait savoir que l'émission se termine. Je me lève comme une automate et, dans le mouvement, je sens Peeta chercher ma main. De grosses larmes roulent sur ses joues. Sont-elles sincères ? Est-ce une manière d'admettre qu'il était en proie aux mêmes craintes que moi ? Que tous les vainqueurs le sont ? Comme tous les parents, dans tous les districts de Panem ? Je regarde le public mais ce sont les visages des parents de Rue qui flottent devant mes yeux. Leur chagrin. Leur deuil. Je me tourne spontanément vers Chaff et lui tends la main. Je sens mes doigts se refermer sur son moignon et serrer, fort. Et puis, tout s'enchaîne. Dans les rangs, les vainqueurs se prennent par la main. Certains sans réserve, comme les drogués du Six ou Wiress et Beetee. D'autres de maniai plus hésitante, comme Brutus ou Enobaria, mais ils finissent par céder devant l'insistance de leurs voisins. Quand l'hymne prend fin, les vingt-quatre tributs forment une ligne soudée. C'est peut-être la première manifestation d'unité parmi les districts depuis les jours obscurs. D'autres ont dû s'en rendre compte, car l'image s'efface prestement dans un fondu au noir. Mais il est trop tard. Dans la confusion, le réalisateur est intervenu trop tard. Tout le monde nous a vus. La confusion s'étend sur la scène, également, car les lumières s'éteignent et nous devons regagner le centre d'Entraînement à tâtons. J'ai perdu Chaff. Heureusement, Peeta me guide jusqu'à un ascenseur. Finnick et Johanna essaient de nous rejoindre, mais un Pacificateur hargneux leur barre le passage et nous filons seuls dans les étages. À l'instant où nous sortons de l'ascenseur, Peeta me saisit par les épaules.
—On n'a pas beaucoup de temps, alors dis-moi : y a-t-il quelque chose dont je doive m'excuser ? —Non, dis-je. Il a pris de sérieuses libertés avec nous sans me demander mon avis, mais je suis contente de n'avoir rien su, rien anticipé. Ainsi, ma culpabilité à l'égard de Gale n'est pas venue gâcher ce que j'éprouve en ce moment : une profonde fierté.
Quelque part, très loin, se trouve un endroit appelé le district Douze, où ma mère, ma sœur et mes amis devront affronter les conséquences de cette soirée. Et tout près, à un saut de puce en hovercraft, m'attend une arène où Peeta, 1es autres et moi devrons subir notre châtiment dès demain. Mais quand bien même nous connaîtrions tous une mort horrible, il s'est produit quelque chose ici, ce soir, qui ne pourra pas s'effacer. Nous autres vainqueurs avons mis en scène notre propre soulèvement, et peut-être le Capitole ne sera-t-il pas en mesure de l'étouffer, celui-là. Qui sait ? Nous attendons les autres, mais, quand la porte de l'ascenseur s'ouvre, seul Haymitch en émerge.
— C'est la folie, en bas. Ils ont renvoyé tout le monde et annulé le résumé des interviews. Peeta et moi nous penchons à la fenêtre et tâchons de comprendre les cris de la foule dans la rue.
— Que disent-ils ? veut savoir Peeta. Est-ce qu'ils demandent au président d'interrompre les Jeux ?
— Je crois qu'ils ne savent plus où ils en sont. La situation est totalement inédite. La seule idée de contester une décision du Capitole est déjà une source de confusion pour tous ces gens, dit Haymitch. Mais Snow ne pourrait pas annuler ces Jeux, même s'il le voulait. Vous le savez tous les deux. Bien sûr, que je le sais. Il ne peut plus reculer. La seule chose qui lui reste à faire consiste à riposter, en frappant fort.
— Les autres sont rentrés chez eux ? je demande.
— En tout cas, ils en ont reçu l'ordre, répond Haymitch. Je leur souhaite bien du plaisir pour traverser cette foule.
— Alors on ne reverra plus jamais Effie, murmure Peeta. (Elle n'était pas là au matin des Jeux, l'année dernière.) Vous lui direz merci de notre part.
— Et même plus que ça. N'ayez pas peur d'en rajouter. C'est Effie, quand même, je proteste. Dites-lui à quel point nous apprécions ce qu'elle a fait, qu'elle a été la meilleur des organisatrices, et, surtout... dites-lui qu'on l'aime. Nous restons là en silence, à retarder l'inévitable. Puis Haymitch s'éclaircit la voix.
— Je suppose que le moment des adieux est venu pour nous aussi. Un dernier conseil ? demande Peeta.
— Restez en vie, grogne Haymitch. (C'est devenu une vieille plaisanterie entre nous. Il nous serre dans ses bras, l'un après l'autre, et on voit bien qu'il a du mal à contenir son émotion.) Allez dormir. Il faut que vous soyez en forme.
À cet instant, il y a une foule de choses que je devrais dire à Haymitch, mais rien qu'il ne sache déjà, et j'ai la gorge tellement nouée que je doute de pouvoir formuler un seul mot de toute manière. Alors, une fois encore, je laisse Peeta parler pour nous deux.
— Prenez soin de vous, Haymitch, lui recommande-t-il.
Nous faisons mine de partir, mais Haymitch me rappelle.
— Katniss, quand tu seras dans l'arène..., commence- t-il.
Puis il s'interrompt. À sa manière de froncer les sourcils, j'ai l'impression de l'avoir déçu d'avance.
—Eh bien quoi ? fais-je, sur la défensive. —N'oublie pas qui est l'ennemi, dit Haymitch. C'est tout. Allez ouste, fichez-moi le camp !
Nous descendons le couloir. Peeta voudrait s'arrêter dans sa chambre, prendre une douche pour se débarrasser de son maquillage et me retrouver dans quelques minutes, mais je l'en empêche. Je suis certaine que si une porte se referme entre nous, elle se verrouillera et que je devrai passer la nuit sans lui. De toute façon, j'ai aussi une douche dans ma chambre. Je refuse de lui lâcher la main.
Est-ce que nous dormons ? Je l'ignore. Nous restons toute la nuit dans les bras l'un de l'autre, à mi-chemin entre éveil et rêve. Sans parler. Sans oser déranger l'autre, dans l'espoir qu'il réussisse à engranger quelques précieuses minutes de repos. Cinna et Portia arrivent à l'aube, et je sais que Peeta va devoir me quitter. Les tributs entrent seuls dans l'arène. Il m'embrasse doucement.
— À tout à l'heure, me dit-il.
— À tout à l'heure. Cinna, qui m'aidera à m'habiller pour les Jeux, m'accompagne sur la terrasse. Alors que j'empoigne l'échelle de l'hovercraft, je me souviens d'une chose.
— Je n'ai pas dit au revoir à Portia.
— Je m'en chargerai pour toi, me promet Cinna. Le courant électrique me fige sur l'échelle jusqu'à ce que le médecin m'injecte le mouchard dans l'avant-bras gauche. Désormais, on pourra me localiser en permanence dans l'arène. L'hovercraft décolle, et je regarde par le hublot jusqu'à ce qu'il s'obscurcisse. Cinna insiste pour me faire manger, ou au moins boire. Je me force à avaler un peu d'eau, en me rappelant la déshydratation qui a bien failli me tuer l'année dernière. J'aurai besoin de toutes mes forces pour garder Peeta en vie. Une fois dans ma chambre de lancement, je prends une douche. Cinna me fait une longue natte dans le dos et m'aide à m'habiller. La tenue de cette année se compose d'une combinaison moulante bleue, réalisée à partir d'un matériau très étrange, avec une fermeture Eclair sur le devant ; d'une épaisse ceinture de quinze centimètres de large enrobée de plastique rose ; d'une paire de chaussures en nylon avec des semelles en caoutchouc.
— Qu'en pensez-vous ? dis-je à Cinna, en lui montra ni la combinaison. Il fronce les sourcils, fait rouler le matériau entre ses doigts.
— Je ne sais pas. Ce genre de tissu ne devrait pas te protéger beaucoup de l'eau ou du froid.
— Du soleil, peut-être ?
Je me représente déjà un soleil de plomb au-dessus d'un désert suffocant.
— Possible. S'il a été traité. Oh, j'allais presque oublier ton geai moqueur ! s'écrie-t-il, avant de sortir ma broche de sa poche pour la fixer sur ma combinaison.
— Ma robe était fantastique, hier soir, lui dis-je.
Cinna a fait preuve de virtuosité, d'imprudence également. Mais il en a sans doute conscience.
— Je savais qu'elle te plairait, m'avoue-t-il avec un mince sourire.
Nous restons assis là, comme l'an dernier, en nous tenant les mains, jusqu'à ce qu'une voix m'avertisse de me préparer au lancement. Cinna me conduit à la plaque de métal circulaire et remonte la fermeture Éclair sous mon menton.
— N'oublie pas, fille du feu, me dit-il, je continue à miser sur toi.
Il m'embrasse sur le front, puis recule pendant que le tube de verre descend autour de moi.
— Merci, dis-je, même s'il ne peut probablement plus m'entendre.
Je redresse le menton, tiens la tête bien droite comme il me le répète sans cesse, et attends que la plaque m'emporte à travers le plafond. Sauf qu'il ne se passe rien. Elle reste totalement immobile.
Je regarde Cinna, quêtant une explication d'un haussement de sourcils. Il se contente de secouer la tête, aussi perplexe que moi. Pourquoi mon départ est-il retardé ?
Soudain, la porte s'ouvre et trois Pacificateurs font irruption dans la pièce. Les deux premiers attrapent Cinna, lui mettent les bras dans le dos et le menottent, pendant que le troisième lui envoie un coup de poing dans la tempe avec une telle force que le styliste tombe sur les genoux. Ils continuent de le frapper avec leurs gants cloutés. Les coups pleuvent sur son visage, sur son corps. Je hurle à pleins poumons, je tambourine contre le cylindre de verre pour tenter de le rejoindre. Sans un regard vers moi, les Pacificateurs traînent le corps inanimé de Cinna hors de la pièce, laissant des traces ensanglantées sur le sol. Malade de dégoût, terrorisée, je sens la plaque s'ébranler. Je suis encore appuyée contre le verre quand une brise souffle dans mes cheveux et m'oblige à me redresser. Juste à temps, d'ailleurs, car le tube redescend et me laisse debout dans l'arène. J'ai l'impression qu'il y a un problème avec mes yeux. Le sol paraît trop clair, trop lumineux, et ondule sans arrêt. En plissant les paupières, je constate que la plaque sur laquelle je me tiens est entourée de vaguelettes qui me lèchent les bottines. Lentement, je lève les yeux et j'embrasse du regard l'eau qui s'étend à perte de vue dans toutes les directions.
Une pensée me vient immédiatement.
« L'endroit est plutôt mal choisi pour une fille du feu. »